jeudi 7 mai 2009

Nomade

Depuis quelque temps, vous le saviez. Depuis longtemps, même, vous le saviez. Il fallait bien que cela arrive. Il n’y a pas de fatalité dans ces mots. Juste de la lucidité. Une décision que vous avez prise, la délivrance. Vous êtes là, debout sur le chemin de halage, les bras croisés sur la poitrine. Lentement, votre regard glisse sur l’eau sombre du canal. Vous plissez un peu les yeux. Vous ne pleurez pas, vous ne souriez pas non plus. Vous ne savez plus sourire. C’est le soleil d’automne qui rougit vos paupières fripées. Depuis quelque temps, donc, vous le pressentiez. Maintenant, vous avez acquis cette certitude, qu’il n’y en a plus que pour quelques minutes, que c’est votre dernier voyage. A quoi pensez-vous ?

Vous êtes là, près de l’eau, vous êtes âgée, déjà. Pourtant, vous êtes jeune, en regard de l’état civil. Vous n’avez que trente ans. Votre regard transparent, usé jusqu’à la transparence par les ternes paysages engouffrés au fil des années, les corps nus et flasques qui vous ont pénétrée, la grisaille des villes, effleure les berges. Vous vous attardez encore à ressentir, avec votre cœur, avec votre peau, les sensations accumulées, les souvenirs de toute votre courte vie. Votre lent et inutile parcours sur la terre, des promesses, des prières et des peines. Des espoirs naufragés, aussi, des douleurs. Des ravissements et des peurs. Des désillusions, surtout. Un visage aimé, perdu depuis longtemps. Le seul visage aimé. Et des rires, des baisers, des étreintes, la jeunesse envolée.

Votre corps. Il est rompu. La fatigue s’y est installée, définitivement. Votre esprit, il n’a plus de souffle, plus de rêves. A cet endroit précis, il n'y a pas d'écluse, pas de courant, pas de vent. Tout à l’heure, vous glisserez sans effort, happée par l’eau noire jusqu’au fond du sombre miroir. Votre dos se plie, vos jambes se dérobent, vos résidus de muscles souffrent. Votre sourire, oublié, est édenté. Votre corps est dévasté. A trente ans, vous avez déjà ce corps-là, ravagé par trop peu de vraie vie, par les coups, les abus d’alcool, les drogues, les nuits dans le froid à vendre votre corps à des désirs inconnus.

Votre âme désormais est nomade, libre, ivre de la folle liberté de n’avoir plus de comptes à rendre à personne, à aucun souteneur, à aucun flic, à aucun juge, à aucun de ces tyrans ordinaires qui peuplent les villes.

C’est votre dernier voyage. La Terre continuera sans vous son incessant voyage sur son orbite, avec sa croûte saturée d’humains qui fourmillent, qui errent, qui rêvent, qui crèvent.

Vous vous souvenez.

Vous ne savez plus grand chose de vous-même, de vos origines. Tout s’est emmêlé dans les méandres du temps. Vous remontez loin dans vos souvenirs. Vous vous figez sur un instant précis, un bonheur qui vous revient, lumineux. Vous vous souvenez juste de votre nom. Votre âge, vous le supposez. Vous êtes enfant. Vous jouez. Il fait soleil. Vos parents, bateliers, ont descendu quelques chaises de la péniche, ils boivent le café avec leurs amis. Vous n’écoutez pas les conversations des adultes. Vous entendez les voix, les rires, les intonations. Mais vous n’écoutez pas les mots. Vous jouez. Quelques brindilles, quelques cailloux, un peu de terre suffisent bien pour inventer des mondes et des histoires. Il y a un fil, sur la terre du chemin de halage. Votre main d’enfant le saisit. Le fil est long, entortillé. Vous le déroulez. C’est votre mémoire.

Elle se déroule, enfin. Vous vous asseyez et vous pleurez. Depuis longtemps vous n’aviez pas pleuré. Vous n’aviez plus de larmes.

Plus tard, tout à l’heure, quand vous serez dans la froideur de l’eau, vous vous souviendrez moins. Tout sera sombre et glacial. Il vous faudra faire effort, à l’ultime moment, ou inventer, mentir un peu, peut-être, pour faire du souvenir de votre vie une véritable histoire. Une histoire qui pourrait ressembler à la réalité, c’est-à-dire à vos rêves.

Une histoire vraie, en quelque sorte. La vie que vous auriez voulue et que le monde vous a volée.

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