Les cafés… L’hiver, il y passe le plus clair de son temps. C’est une façon de parler. Il serait plus exact de dire le plus obscur de son temps, tant il fait sombre dans ces lieux où il écrit en observant les clients qui discutent. Ou qui se taisent. Certains passent des heures, seuls et silencieux devant des bières pression, les yeux dans le vague, perdus dans on ne sait quels souvenirs.
Adrien est seul, lui aussi. Mais c’est différent. Il écrit. Il ne perd pas son temps. Il perd juste sa vie, goutte à goutte, comme tout le monde. Il abandonne aussi quelques litres d’encre, rien que cela. Mais il ne perd pas son temps, la plupart du temps, dans l’inutilité et l’absurdité d’un emploi. Certaines personnes se sentent importantes et ne sont pourtant pas plus indispensables à la vie et au monde qu’un moineau ou un arbre. Elles sont dans l’adoration de l’argent, elles se plongent dans le sérieux d’une carrière, d’un travail et s’enorgueillissent du devoir accompli, c’est-à-dire de rien. Car le sérieux n’est qu’un écran de fumée inventé pour masquer l’éphémère de la vie. Ce sérieux, qui ne sert à rien d’autre qu’à les occuper, à les distraire, occulte en elles l’indispensable : la joie simple d’être et d’aimer.
Écrire, cela n’est pas plus important ni plus sérieux qu’autre chose, c’est juste jeter quelques giclées d’âme dans les fibres du papier. Les enfants, avec des pinceaux et des couleurs, font cela très bien. Les écrivains n’ont que le jus noir qui coule de leur stylo.
Adrien espère qu’un jour, à force de remplir de cette sombre sève ses carnets, quelque chose se produira. Quelque chose qui pourra s’apparenter à la grâce. A un éblouissement, à une lumière qu’il parviendra à capter et à décrire avec un minimum de mots, pour soulever les cœurs. Une déchirure dans le voile sombre du monde. Quelque chose comme cela. Il croit encore que c’est possible.
Seuls deux ou trois écrivains peuvent être touchés par la grâce dans un même siècle. Et dans ce siècle-ci, il y a déjà deux ou trois élus. Savoir cela ne l’empêche pas d’écrire. Bien sûr, il n’attend pas le miracle. Une étincelle lui suffirait. Une phrase comme un feu follet qu’il parviendrait à enfermer dans un livre, il s’en contenterait. L’embrasement d’une seule page le rendrait heureux. Un mot comme la brûlure d’une cigarette sur le papier, simplement.
Extrait de "Rue des poètes", un de mes romans non publiés
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