mardi 28 avril 2009

Ailleurs

Argent, profit, croissance, spéculation… Sous couvert du spectre des récessions, partout des hommes, effroyables comptables, ensanglantent d’autres hommes, les font trimer et violent leurs rêves. Orgueilleux, gonflés de suffisance et de certitudes, ceinturés d’écrans de chiffres, ils ne savent rien des solitudes des fins de nuit, du courage qu’il faut pour attendre, matin après matin, un train ou un autobus dans le froid ou sous la pluie. Ils ne savent rien des fatigues accumulées, des insomnies, des lourdeurs dans les articulations et le cœur. Et ils ignorent tout de la patience infinie qu’il faut déployer pour espérer qu’un jour se produise un miracle, un changement dans l’ordre des choses : transporter sa vie dans un ailleurs où elle serait enfin visible et paisible. Simplement paisible.

Un ailleurs inaccessible, fait de lenteur et de silence, de vent et de falaises effilées, de neige et de forêts où se perdre, de bateaux figés sur des lacs gelés, loin du chaos des villes encombrées et des heures lourdes des bureaux, des usines et des surfaces commerciales. Que faut-il faire pour se délester de cette douloureuse pesanteur, pour franchir la porte qui mènerait à la calme légèreté des jours et des nuits ? Que faire pour se dégager des carcans et, insouciants, se plonger dans la douceur d’un monde taillé à nos mesures, un monde réglé sur le rythme de nos métabolismes, de la vie et des amours qui voudraient la peupler ?

Englués dans nos habitudes, nous ne parvenons même plus à la rêver, cette beauté où voyager. Nous savons seulement que là-bas, nous pourrions renaître et exister un peu plus. Nous savons seulement que cet ailleurs est notre vallée. Et qu’elle nous attend. Nous ne savons rien d’elle et pourtant elle nous manque à chaque instant. Elle nous manque comme nous manquent des visages anciens, des regards qui se sont exclus de nos vies. Elle nous manque comme nous manque tout ce qui nous donne quotidiennement la sensation d’être ici en exil sur un territoire étranger.

Depuis quelque temps, régulièrement, je me demande ce qu’il faudrait faire pour que les choses aillent mieux, pour trouver le courage de revenir dans le monde et d’accompagner à nouveau les autres dans leur marche insensée. Vers où, je ne sais pas. Ce matin encore je me pose cette question. Et, comme chaque fois, je m’aperçois qu’il n’y a pas de réponse. Qu’il ne peut y en avoir. Je m’aperçois qu’il suffit d’aller dans la rue, de régler son pas sur celui de la cohorte et d’avancer, quoi qu’il advienne, sans réfléchir. Vers où, je ne sais pas. Il n’y a pas de réponse à cela.

" Je est un autre ", a écrit Rimbaud. Peut-être que nous ne sommes jamais nous-mêmes, peut-être que pour vivre il faut simplement nous livrer aux autres sans penser, sans compter, en sachant seulement que jamais nous n’obtiendrons de réponse. En nous persuadant que seul l’écho de nos mots d’amour résonnera encore un peu dans la mémoire de ceux à qui nous les avons adressés. Et que rien d’autre n’a de sens.

Les déferlantes de Claudie Gallay

Je viens de terminer le roman de Claudie Gallay, « Les déferlantes ». Je dis « roman », mais c’est autre chose, je crois. Je n’ai pas de nom à mettre, mais c’est sûr que c’est autre chose qu’un roman. C’est plus que cela. Bien plus.

J’ai lu lentement. Très lentement. J'ai mâché chaque mot. Je ne voulais pas gâcher. Je ne voulais pas quitter le livre. Très peu de livres sont comme ça, à contenir des univers et des gens qu’on ne peut se résoudre à abandonner, à contenir autant de nourriture. Certains livres de Christian Bobin possèdent cette magie-là. Maintenant, il y a ce livre de Claudie Gallay.

J’ai fermé le livre, quelques instants après en avoir lu les derniers mots. Il fallait bien. Je me suis senti très seul, d’un coup, désorienté dans le vrai monde d’ici, ce monde réel d’où la poésie semble de plus en plus s’absenter pour laisser place au règne du nécessaire. J’ai posé ma main sur la couverture, j’ai fermé les yeux, quelques secondes. Peut-être pour m’approprier le monde dans le livre. Pour y rester encore un peu. Et puis je l’ai ouvert à nouveau, vers les premières pages. A la deuxième, très exactement. Autour du titre, l’écriture de Claudie Gallay, sa signature. Quelques mots d’elle, datés du 15 mars 2009, qu’elle avait glissés pour moi sur le papier, au Salon du livre de Paris.

« Les déferlantes » viennent de se déverser dans ma vie. Des déferlantes lentes, des gouttes précieuses qui perleront longtemps dans ma mémoire. Je sais déjà qu’un jour je m’y baignerai encore. Forcément. Je sais déjà qu’un jour je retournerai dans le livre pour revoir Nan, Théo, Lili, Lambert, Morgane, Raphaël, Max… Le petit peuple de la Hague. J’irai dormir à La Griffue, si près des vagues…

Les déferlantes, de Claudie Gallay - Éditions du Rouergue, collection La Brune