Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col… Matthias avait l’habitude d’attendre. Toute sa vie n’avait été que l’école de la patience et de l’oubli de soi. Il s’était égaré dans son existence comme on se perd dans une gare, à la recherche de trains qui n’arriveront jamais. Il n’était sur aucun rail, aucun planning ne programmait sa destination. Trente minutes, c’était bien peu de choses au regard de ces quarante dernières années envolées. Souvent, il se demandait ce qu’il avait bien pu faire de tout ce temps empilé dans sa chair. Il ne connaissait rien de sa propre vie tant ses souvenirs étaient flous. Il en savait plus sur les protagonistes des romans qu’il avait lus que sur sa propre personne. Mais il est vrai que, hormis sa rencontre avec Estelle, aucun événement marquant n’avait laissé de traces dans sa trajectoire banale. Un parcours cependant teinté de mélancolie, celle de s’être progressivement éloigné de l’homme qu’adolescent il aurait voulu devenir.
Estelle était souvent peu ponctuelle mais il ne lui en voulait pas. Il l’aimait trop pour cela. Il l’avait tant espérée, cette fille, qu’il n’était plus à quelques minutes près. L’amour se mesure par l’intensité du manque, par ce que ce manque peut signifier d’errances et de solitude. Estelle lui manquait terriblement, toujours, dès qu’elle s’absentait de leur histoire. Vivre dans des villes différentes, éloignées, lui à Paris, elle à Lille… C’était, pour Matthias, un déchirement à chaque départ. Les mains qui tremblent et la boule à la gorge, bien serrée, dès qu’il fallait se quitter. « Je penserai à toi, prends soin de toi », disait-elle sur le quai de cette gare du Nord où ils se séparaient lorsqu’elle prenait son train. Il regardait le TGV s’éloigner en se disant qu’il ne la reverrait peut-être jamais et cette éventualité l’enfermait pendant de longues semaines dans une morosité remplie d’incertitude. Un jour, elle lui avait dit cette phrase Kafkaïenne, étrange et paradoxale : «notre amour est éternel. Provisoirement éternel… ».
C’était toujours un vendredi qu’ils se retrouvaient, une fois par mois, parfois moins, pour quelques pauvres quarante-huit heures. Cette fois, ils avaient rendez-vous sur la place Dauphine, sur le banc situé face à l’atelier du relieur. Il n’aimait pas venir la chercher à la gare. Il préférait la voir surgir au coin d’une rue, comme une apparition. Estelle était un ange, se plaisait-il à imaginer. Son ange. Un messager d’espoir, un intercesseur entre cette vie et des jours meilleurs. La neige commençait à s’amonceler sur la place, sur les bancs et sur Matthias. « Je deviens minéral », songea-t-il, « inorganique et froid comme une statue ». Le monde était figé dans un brouillard blanc, silencieux. On ne devinait plus que l’ombre fantomatique des marronniers prostrés sur la place. Matthias prit son carnet et commença à écrire.
« Avec le temps se dévide inexorablement le creux de ma mémoire et quelques visages, le tien en particulier, surnagent à mon insu à la surface de mes hésitations. Au seuil de l'inconscient, sourdent mes incertitudes. Je patauge dans ma vie, je ne connais pas d'antidote à mes malaises. Je suis un équilibriste du quotidien, parfois orgueilleux, plus souvent désenchanté et épuisé. Je bricole ma trajectoire, comme je le peux, avec l'espoir secret mais vain que le destin se chargera d'y donner un sens. Et j’ai oublié les mots simples à prononcer, les mots ordinaires mais audacieux. Ils sont là, dans mon cerveau, pleins d'inconnu et d'extravagance, mais ils se refusent à passer l'obstacle de ma bouche. Il suffirait pourtant de dire simplement mes émotions désordonnées, de dire "tu me manques. Et bien que je ne veuille pas prendre ta vie, j’aimerais que tu me parles de toi, que tu te racontes et que tu sois plus souvent à mes côtés". Je me veux nomade de mon existence, confiant dans mon libre arbitre, mais je ne suis qu’un sédentaire de mes émois. Mes errances sont figées dans la déshérence programmée de mon avenir. Toute à l’heure, tu vas arriver et peut-être que je te dirai cela : tu m’as manqué ».
Estelle avait raté son train, à Lille, et pris le suivant. Paris était immobile dans son manteau de poudreuse et de gel, seuls quelques rares véhicules circulaient dans le silence blafard. Les rares piétons qu’elle croisa à la sortie du métro marchaient tête basse, engoncés dans leurs vêtements d’hiver. Elle avançait avec précaution, pour ne pas tomber, dans les rues blanchies. Matthias devait l’attendre maintenant depuis plus de deux heures. Avait-il eu le courage de rester ainsi dans le froid, à patienter sur le banc de leur rendez-vous ?
La place Dauphine n’était plus très loin, maintenant. Elle allait retrouver Matthias, son amour étrange. Chaque jour, elle pensait à lui, elle l’imaginait perdu dans cette grande ville qui lui ressemblait : un musée peuplé de fantômes de poètes oubliés dont les mots résonnaient encore, vaguement, assourdis par la rumeur de la cité. Matthias avait vingt ans de plus qu’elle et elle savait qu’il souffrait de cette différence d’âge. Pour elle, cela n’était pas important. Au contraire, elle l’aimait aussi pour cette richesse d’âme façonnée par ces quelques années de plus.
« Attends moi, Matthias, j’arrive » murmura-t-elle pour elle seule. Et ces quelques mots chuchotés, givrés par l’hiver, vibrèrent étrangement au seuil de ses lèvres. Tout en elle, maintenant, lui intimait de se presser. Une mauvaise intuition, comme seule les mères ou les femmes amoureuses peuvent en engendrer, serinait dans son cerveau « dépêche-toi, Estelle, dépêche-toi ».
Estelle luttait contre les bourrasques. Elle marchait maintenant sur le sol de cette place triangulaire, elle était arrivée. Matthias était là, sur le banc, elle devinait sa silhouette battue par la tempête.
Immobile, il fixait dans le vague un point que lui seul pouvait voir, désormais, un morceau d’univers très éloigné du regard des vivants.
Estelle hurla et son cri fut effacé par la neige. Aux pieds de Matthias, elle ramassa le carnet détrempé.
On ne pouvait plus y lire que la dernière phrase, « tu m’as manqué ».
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